Le maître italien Lorenzo Mattotti est célébré à Périgueux avec une double exposition « Oltremai » et « Rituels intimes » à l’espace culturel François Mitterrand. L’occasion d’une discussion en profondeur avec un maestro laissant derrière lui depuis 50 ans une œuvre créatrice immense.
Du 3 octobre au 22 décembre, dans le cadre de « 2023 : l’année du dessin en Dordogne », l’Agence culturelle départementale Dordogne-Périgord accueille à l’espace culturel François Mitterrand de Périgueux le maître italien Lorenzo Mattotti avec une double exposition : « Oltremai » et « Rituels intimes ».
Le natif de Brescia, en Lombardie, passé par des études d’architecture, est devenu un touche-à-tout surdoué, aussi virtuose dans l’illustration que dans la peinture, la bande dessinée ou l’affiche, mais également le cinéma. De l’âge d’or des revues spécialisées (Circus, Linus, Métal Hurlant) aux fanzines, du groupe Valvoline aux couvertures de Vanity Italia ou du New Yorker, des illustrations de classiques(Pinocchio, Hänsel et Gretel, Les Aventures de Huckleberry Finn) au long métrage d’animation (La Fameuse Invasion des ours en Sicile), le maestro a traversé 50 ans de création des deux côtés des Alpes. En un mot comme en cent, l’immanquable destination automnale pour quiconque a le goût du beau.
Vous souvenez-vous de la première image vous ayant durablement marqué ? Étiez-vous, enfant, sensible à la peinture, au cinéma, aux illustrés ?
Compliqué, à vrai dire… Il n’y a pas d’image précise. En revanche, le cinéma et les illustrés m’ont profondément marqué et toujours accompagné. Je me souviens avoir vu The Alamo de John Wayne, à l’âge de six ans, avec mes parents. En sortant de la séance, j’ai demandé à ma grand-mère de me confectionner le même chapeau que Davy Crockett, le personnage interprété par John Wayne !
Durant mon enfance, j’ai eu la chance de pouvoir aller régulièrement au cinéma et presque gratuitement… En outre, j’ai toujours plus aimé lire des illustrés que des romans. Je me souviens d’une encyclopédie familiale entièrement illustrée, dépourvue de la moindre photo ; une mine d’imaginaire fort puissante.
Et puis il y avait cet hebdomadaire pour la jeunesse, Corriere dei Piccoli, avec d’excellents dessinateurs comme un certain Hugo Pratt. Je me rappelle également une édition de La Divine Comédie, illustrée par Gustave Doré, que j’empruntais dans la bibliothèque paternelle.
Vos humanités vous ont conduit à Venise, où vous avez étudié l’architecture et le graphisme. Qu’en avez-vous gardé dans votre pratique du dessin ?
Sans le savoir j’ai appris beaucoup, c’était totalement inconscient. J’ai eu la révélation de l’espace, l’importance du décor autour de nous. Comment organiser l’espace. J’y ai également appris l’histoire de l’art et de l’architecture. Ce choix s’est révélé fort profitable car, à cette époque, l’enseignement aux beaux-arts, c’était le triomphe de l’art conceptuel.
À Venise, en archi, j’ai appris la précision, le travail méthodique, créer des projets et y réfléchir ; ce qui m’a toujours beaucoup aidé. Depuis, j’ai essayé de transporter du mieux possible cet apprentissage dans mon travail. De surcroît, je n’avais que d’excellents professeurs dans cette école.
Paradoxalement, vos premiers travaux sont publiés en France, notamment dans les pages du légendaire magazine Circus. Vous n’étiez pas prophète en votre pays ?
Effectivement, au départ, c’était très compliqué de pouvoir être publié : je ne faisais qu’essuyer des refus permanents. Peut-être que mon style n’était pas encore assez « professionnel ». L’aventure Circus relève d’un coup du hasard, voire d’un coup de chance parce que je travaillais pour une agence qui entretenait de très bons liens avec l’éditeur Jacques Glénat.
J’ai donc publié une petite histoire en noir et blanc ; un premier pas pour avancer. Néanmoins, j’avais une publication dans un magazine populaire et cela me permettait de gagner un peu d’argent à une période où je vivais encore à Milan sans rouler sur l’or. Ce petit épisode m’a procuré un très grand plaisir.
En 1977, votre premier album, Alice Brum-Brum, sur un scénario de votre fidèle partenaire Jerry Kramski, est publié, mais c’est avec Fuochi, en 1984, que le monde de la BD vous prend enfin au sérieux et s’incline devant votre talent. Cette première carrière était-elle synonyme de patience ?
Mes débuts ont été effectivement difficiles. Après Alice, il y a eu d’autres albums publiés chez Linus, la revue mensuelle italienne dédiée à la bande dessinée, cofondée par Umberto Eco, et qui était l’équivalent de la revue française Charlie Mensuel. La revue belge À Suivre, publiée par Casterman, a failli me signer… En 1983, Jean-Pierre Dionnet m’a pris aux Humanoïdes associés, où j’ai publié Le Signor Spartaco. Grâce à lui, j’ai pu intégrer l’aventure Métal Hurlant, cet aréopage de toute l’avant-garde européenne.
C’est dans ces années que naît, à Bologne, le groupe Valvoline ; nous voulions renouveler l’esthétique de la BD. Or, malgré ça, j’ai dû attendre Fuochi. Pour autant, le temps des refus m’a endurci et constitué un motif de revanche, de défi, me poussant à améliorer mon travail. En fait, Fuochi est le fruit de cette adversité. 10 ans de travail sur la BD et sur la théorie, à réfléchir énormément sur le langage de la bande dessinée, en cherchant d’autres façons de raconter. Depuis la fin des années 1960, il y avait un important débat sur le langage de la bande dessinée en Italie.
Notre propre groupe, Valvoline, expérimentait beaucoup. La revue Linus organisait des débats, notamment entre sémiologues et dessinateurs. On questionnait la relation avec l’art comme moyen d’expression et de recherche. On avait envie d’utiliser l’abstraction ou de se frotter à la poésie. Ce mouvement a été profond et traversé toute l’Europe, de l’Espagne aux Pays-Bas, en passant par la France et l’Italie. Cela a abouti à une production extrêmement variée. On pourrait dire que l’Association, maison d’édition française apparue au début des années 1990, est quelque peu l’héritière de cette pensée.
À la jonction des années 1980 et 1990, vous vous orientez de plus en plus vers une pratique d’illustrateur, notamment pour la presse, dont Vanity Italia. Comment s’est opérée cette bascule ? La BD ne vous procurait plus autant de satisfaction qu’auparavant ?
Faire de la BD signifie souvent mener une vie difficile… et, il faut l’admettre, l’illustration payait mieux. Notre groupe Valvoline était ainsi très souvent sollicité pour ce genre de travaux. Vanity Italia, magazine propriété de la maison d’édition américaine Condé Nast, avait eu le chic d’employer uniquement des illustrateurs de mode et aucun photographe ; c’était une revue presque avant-gardiste ! Il se trouve que mon travail leur a beaucoup plu.
Et j’ai compris que je pouvais beaucoup mieux vivre grâce à mon travail d’illustrateur, ce qui me permettait de continuer mon travail de bédéaste à ma façon. Les commandes ne me dérangeaient pas, c’était une stimulation pour faire autre chose comme une remise en cause de mon travail. J’ai ainsi appris la rapidité dans l’exécution, dans le dessin, mais aussi à m’amuser.
J’ai beaucoup découvert, beaucoup appris. Et puis, un « conflit » était toujours bon à résoudre. La BD, elle, pendant cette période, était quelque chose de plus intime, de plus personnel, de plus étrange, de plus bizarre. Bref, ma période d’illustrateur m’a permis d’avancer.
Plutôt qu’illustrer une mauvaise histoire, autant se mettre au service d’un grand classique qui n’a plus besoin de faire ses preuves.
La décennie 1990 est aussi celle où vous entrez dans le domaine de l’illustration de classiques avec, entre autres, votre relecture du Pinocchio de Carlo Collodi. On pourrait aussi citer vos adaptations de Hänsel et Gretel des frères Grimm ou encore Les Aventures de Huckleberry Finn de Mark Twain. Qu’appréciez-vous dans ce travail ?
J’ai toujours aimé lire les classiques et, plus encore, les retravailler. Pinocchio, c’était une demande de l’éditeur Albin Michel ; ils m’ont poussé dans mes retranchements, au bout du compte, ça m’a intéressé car il faut bien le reconnaître c’était un vrai pari : Collodi et Pinocchio, en Italie, c’est une tradition riche de plus d’une centaine d’illustrateurs !
Dès lors, comment trouver sa voie ? J’ai aussi illustré Eugenio, de Marianne Cockenpot, qui a été distingué, en 1993, par le Grand Prix de la Biennale d’illustration de Bratislava. Hänsel et Gretel, c’était une autre façon de raconter en noir et blanc. Je me suis aussi frotté à Robert Louis Stevenson avec Le Pavillon sur les dunes ou, plus récemment, à Dante avec L’Enfer. C’est une relation très intéressante car chaque travail, je le répète, est un défi et on apprend toujours.
Recevoir et honorer des commandes, c’est fondamental dans une carrière. Enfin, plutôt qu’illustrer une mauvaise histoire, autant se mettre au service d’un grand classique qui n’a plus besoin de faire ses preuves. Il y a tout un pan personnel de mon travail que je ne veux publier. Je souhaite ainsi garder ma liberté, sans contrainte. En revanche, j’ai toujours envie que l’éditeur soit content car je ne cherche jamais le conflit avec un éditeur. Je préfère donc faire mes livres, puis, libre à l’éditeur de les publier. La commande, elle, si elle me plaît, j’accepte volontiers.
Vous avez déclaré : « Je me suis rendu compte que pour arriver à donner l’idée de mouvement dans une image arrêtée, il fallait parvenir à enlever ce qui est superflu pour ne conserver que la tension extrême du trait et de la forme. Par la composition, l’imbrication des formes et des couleurs, on parvient alors à créer une tension particulièrement forte dans le dessin. » Le secret d’un « bon » dessin résiderait donc dans cet état de tension ?
Pour la plupart, oui. La composition, c’est fondamental. On en revient une fois encore à l’architecture il est important de créer une narration intérieure à l’image. Les couleurs donnent le jeu du vide et du plein, du contraste et du lumineux. Cet équilibre crée ainsi une tension avec le sentiment d’une chute mais qui jamais ne s’effondre pour autant. J’ai beaucoup étudié les compositions.
Et soustraire, c’est nécessaire. Une page de BD bien équilibrée, c’est véritablement très complexe car plusieurs images doivent vivre ensemble. Quelque chose d’hyper compliqué pour moi. D’autres remplissent avec force détails, moi je cherche le vide « solide », celui qui raconte. Trouver le bon trait suffisant pour évoquer, le trait qui convoque l’imaginaire de celui qui regarde. Parfois on échoue, et, parfois il se produit un miracle.
Vous êtes extrêmement sollicité en tant qu’affichiste, du festival de Cannes à La Mostra de Venise en passant par la Ville de Paris. Qu’est-ce qui vous plaît dans cet exercice ? La contrainte ? Le sujet ?
Tout dépend du sujet. Je suis et reste fasciné par ce que je ne connais pas. Ainsi, réaliser une affiche pour un opéra, c’est génial alors que les festivals de cinéma ou les salons du livre, c’est terrible. Il faut toujours trouver une idée, résoudre un problème, trouver une image forte, riche dans la créativité, convoquant l’imaginaire.
Encore et toujours, cette histoire de défi. Quelque fois lourd, mais souvent un plaisir. La pratique de l’affiche m’a particulièrement occupé ces dernières années… peut-être une question de discipline, dont parfois il faudrait s’affranchir. Réaliser une affiche peut aussi me procurer le plaisir d’utiliser des dessins, issus de mes carnets personnels. Voilà un véritable motif de satisfaction qui rejoint un message public.
Le cinéma occupe une place à part entière dans votre parcours. Depuis le milieu des années 1990, vous avez flirté régulièrement jusqu’à réaliser, en 2019, un somptueux film d’animation, La Fameuse Invasion des ours en Sicile, nouvelle adaptation d’un chef-d’œuvre de la littérature italienne, signé Dino Buzzati. C’est comment le cinéma pour un homme venu du dessin ?
La notion de mouvement habite mes dessins depuis longtemps, cependant, la vraie production de cinéma, c’est un autre monde, un tout autre langage. Je dois reconnaître la difficulté d’avoir à affronter tous les problèmes, notamment techniques.
C’est beaucoup plus aisé lorsque l’on réalise un court métrage tandis qu’un long métrage, c’est une énorme machine avec qui il faut discuter, tout en gardant la maîtrise, il faut savoir s’entourer, parler à toute l’équipe, défendre constamment son point de vue, réfléchir, écouter les autres… autant de qualités étrangères au dessinateur seul dans son studio !
Et le cinéma, c’est aussi une grosse fatigue. L’animation me faisait envie, très envie, on se comprend quand on parle d’image, or le rythme dicté par le storyboard, c’est très technique, très épuisant, totalement différent de la bande dessinée. C’est le temps face à l’espace. Deux pratiques absolument opposées. Qui plus est, au cinéma, il faut tout expliquer. Il y a peu de place pour l’imaginaire, on doit faire sans cesse le lien avec le spectateur. Le cinéma nourrit sa logique interne et puis son expression est beaucoup plus riche car il utilise le son et la musique.
Dans le cadre de « 2023 : l’année du dessin en Dordogne », l’Agence culturelle départementale Dordogne-Périgord vous accueille à l’espace culturel François Mitterrand de Périgueux avec une double exposition : « Oltremai » et « Rituels intimes ». Que présentez-vous ?
« Oltremai » est un opus très important. Un peu la continuité de ce que j’avais fait avec Hänsel et Gretel, même technique, même méthode, aucun texte, l’exploration d’une forêt noire d’où surgissent des créatures issues de mon imaginaire. Il s’en dégage une puissance et une tension dans chaque image. C’est une création spontanée sans travail préalable, ni crayonné.
D’ailleurs, après « Oltremai », je suis passé au cinéma comme si j’avais épuisé mon travail de recherche… « Rituels intimes », est un corpus né durant la pandémie. J’ai redécouvert quelque part le plaisir de travailler en atelier, mais aussi de réexplorer des territoires inédits avec une véritable gourmandise. C’est une série venue très naturellement.
Une forme de recherche sur l’harmonie un peu archaïque, un peu étrange, avec un soupçon d’érotisme, et du symbolisme, de la nature, mais toujours dans un lieu fermé. Elle poursuit un thème traversant ma carrière sur la relation ô combien mystérieuse entre les hommes et les femmes. C’est un dessin jeté, très sauvage, direct. Là encore, pas de crayonné, simplement une sorte d’urgence.
Propos recueillis par Marc A. Bertin
Informations pratiques
« Oltremai » et « Rituels intimes », Lorenzo Mattotti,
du mardi3 octobre au vendredi 22 décembre,
Espace culturel François Mitterrand, Périgueux (24).
Programme détaillé
- Visite commentée chaque samedi à 14h (sans réservation).
- Vernissage jeudi 12 octobre à 18h, en présence de l’artiste.
- Ouverture exceptionnelle dimanche 15 octobre, de 14h à 18h, à l’occasion du Festival BD en Périgord à Bassillac-et-Auberoche (24).
- Visite commentée traduite en LSF, samedi 18 novembre et samedi 16 décembre à 14h (sans réservation).
- Ateliers en famille les samedis 28 octobre, 18 novembre et 2 décembre, de 10h à 11h30 (sur réservation).
- Soirée exposition & projection, en partenariat avec Ciné-Cinéma, jeudi 9 novembre à partir de 18h30 : visite de l’exposition suivie de la projection au cinéma de Périgueux de La Nuit du chasseur de Charles Laughton.
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