[ASTRE- Réseau arts plastiques et visuels en Nouvelle-Aquitaine] Sortir de sa zone de confort, établir des dialogues avec des champs de connaissance différents et s’immerger dans des savoirs et des pratiques qui transcendent les disciplines habituelles. Les alliances créatives ne se contentent pas de simples points de frottement ; elles redéfinissent les règles du jeu et ouvrent de nouvelles perspectives. Ce chapitre nous plonge dans des collaborations audacieuses entre l’art et des secteurs aussi variés que les sciences, l’agriculture et la préhistoire.

La coopération est un processus complexe. Sa justesse, sa qualité, son efficacité et son succès reposent en grande partie sur l’un de ses piliers : l’échange, un espace de convergence où idées, compétences et visions se croisent et s’enrichissent mutuellement. Au Pays basque, l’association La Réciproque — dont le nom incarne parfaitement le partage et la mutualité — a placé cet aspect au cœur de son action. Fondée en 2020 par Célia Grabianski, Aurélie Hustaix et Charlotte Lévy, la structure accompagne artistes, designers et artisans dans la réalisation de projets mêlant création contemporaine et patrimoine, qu’il soit matériel ou immatériel.

L’art à la croisée des sciences, du vivant et de l’engagement social

Il y a deux ans, l’association a ouvert La Maison Gamboia, au numéro 50 de la rue Pierre-Broussain, dans la commune d’Hasparren. Lieu hybride propice aux rencontres, cette adresse associe maison d’hôtes, résidence d’artistes, espace de création et de monstration. Là, de nouveaux schémas collaboratifs se dessinent, mêlant pratiques artistiques, sciences sociales et actions citoyennes, en réunissant des profils variés : artistes, artisans, designers, chercheurs, historiens, philosophes, écrivains, habitants, associations, enseignants, entreprises, etc.

« Notre objectif, explique Célia Grabianski, est de faire en sorte que les connexions se concrétisent. On amorce le processus en créant un espace où chacun se demande : “J’ai cette étendue de matière, qu’est-ce que je peux en faire ?” Il faut allumer des étincelles, même si certaines idées semblent éloignées au départ, ou si le potentiel n’est pas immédiatement visible.

C’est dans ces échanges que les projets prennent forme, parfois par simple alchimie humaine. Avant cela, il n’y a que des hypothèses, des envies ou des intentions premières, qui peuvent ne pas se vérifier. C’est tout aussi important ; cela permet de progresser, c’est essentiel. » Cette stratégie se vérifie au cœur du projet en cours, baptisé « Chemin montant dans les hautes herbes », en clin d’œil à une œuvre d’Auguste Renoir. En guise de point de départ : une parcelle de 1 500m² bordant la propriété, destinée à la création d’un jardin expérimental et évolutif, tant physique que mental, visant à explorer de nouvelles alternatives en reliant les arts et les sciences autour du vivant et de l’engagement social.

S’étendant sur trois ans, ce programme est soutenu financièrement par la DRAC Nouvelle-Aquitaine et par le Département des Pyrénées-Atlantiques. Prochain rendez-vous : les 11, 12 et 13 octobre avec les Veillées Sonores.

Pendant ces trois jours, artistes, philosophes, musiciens, joueurs de pandero (instrument traditionnel du Pays basque, entre tambour et percussion), habitants et étudiants se retrouveront pour des ateliers, repas, tables rondes, performances, projections et concerts… autour des « enjeux du territoire transfrontalier d’Hasparren, lieu de passage, de circulation, de migration, d’accueil, d’hospitalité et de revendications, qui a connu une révolte de femmes au XVIIIe siècle », précise Célia Grabianski. Autant de moments pour réactiver l’imaginaire de la veillée, cet espace privilégié de transmission de la littérature orale, où le partage est au cœur de l’expérience.

L’art et l’agriculture : travailler les matériaux de la terre

Si le partage est fondamental et constitue la base de toute coopération fructueuse, l’engagement des différentes parties impliquées est tout aussi crucial. Pourtant, cet engagement n’est pas toujours acquis, surtout lorsque les personnes proviennent de domaines a priori éloignés, avec des besoins et des objectifs spécifiques qui divergent en raison des particularités de leur métier.

Ces défis, Marie Labat s’y attelle au quotidien. Formée aux Beaux-Arts de Pau et de Tarbes, l’artiste, née en 1983, a choisi de s’installer à Lys, une commune rurale située en vallée d’Ossau, en Béarn, à mi-chemin entre Pau et Lourdes, dans les Pyrénées-Atlantiques. Là, elle a repris l’exploitation de ses parents : une ferme en basse montagne avec des prairies et un petit troupeau de vaches, où elle cultive également des champignons, des framboises, et a replanté un verger identique à celui qui existait il y a 60 ans.

En parallèle à son activité d’agricultrice, elle développe également sa production artistique. Les deux dimensions sont pour elle intimement liées : « Dans ma démarche, j’ai toujours travaillé avec ce que je connaissais le mieux : les matériaux issus de la terre. En revenant ici, l’idée était d’explorer, à travers l’art, ce que l’agriculture et notre rapport à la terre révèlent de notre culture. »

Ce tropisme pour le milieu rural et l’art contemporain l’a conduite à la création de l’association La Prairie des Possibles en 2016. La première manifestation voit le jour la même année. Baptisée « Rapprochement #1 », elle prend la forme d’un parcours de ferme en ferme, où des expositions collectives sont conçues pour chaque lieu. À cette première initiative succédera une série d’autres éditions.

Divergences d’attentes

Si ces affinités sont évidentes pour elle, elles le sont beaucoup moins pour d’autres, notamment pour les fermiers participant à l’aventure. « Le plus souvent, cela se passe bien, mais il y a eu aussi des déceptions. Certains agriculteurs abordaient la collaboration principalement sous un angle économique, espérant attirer des visiteurs et augmenter leurs ventes, sans toujours percevoir ou comprendre les bénéfices plus larges en termes de communication et d’ouverture. »

Cette divergence d’attentes montre à quel point l’engagement authentique et l’investissement de chaque partie sont essentiels pour assurer la réussite de telles initiatives. D’où l’importance de la médiation. En amont et en aval. « Il y a toujours quelqu’un présent lors des expositions, que ce soit un artiste ou un membre de l’association [qui regroupe une diversité d’horizons : agriculteurs, mécanicien, retraités, artistes, NDLR]. Le public a besoin de comprendre la démarche de l’artiste pour vraiment apprécier l’œuvre. Sur ce territoire, où l’ouverture culturelle n’est pas toujours évidente, ce travail de médiation est essentiel. En général, les retours sont très positifs et le public est fidèle. Nous attirons beaucoup de visiteurs de l’extérieur. »

Lauréate en 2022 de l’appel à projet Astre « Coopération, création et territoires » pour son projet « La ferme nourricière, patrimoine d’autrefois, utopie de demain ? », Marie Labat s’est associée à l’artiste Aline Part. Ensemble, elles ont examiné la ferme : traditionnellement autarcique, à savoir conçue pour être autosuffisante en produisant la majorité de ses propres ressources, comme la nourriture, les matériaux de construction et l’énergie.

Accompagnées par la paysagiste-botaniste Véronique Lörtscher, elles ont réalisé une résidence de recherche en vallée d’Ossau notamment, visitant des fermes aux diverses typologies d’usages. « Pour chaque lieu, nous avons recherché la place originelle du nourricier et examiné ce qu’elle est devenue : entre spéculation immobilière, maisons secondaires, lieux de tourisme, pratiques agricoles intensives ou petites exploitations en bio. » Les productions issues de cette recherche, qui associent matières et techniques traditionnelles et contemporaines, questionnent l’évolution des fermes et leur rôle aujourd’hui.

Art et archéologie, le retour aux sources

Ce dialogue entre passé et présent résonne dans le travail d’Aurélien Mauplot, un artiste né à Vincennes, en 1983, dont l’inspiration puise dans les âges primitifs. Enfant, il est fasciné par les fossiles exposés dans les galeries de paléontologie du Jardin des Plantes comme par la collection de bifaces et de silex de son père. Plus tard, cette passion pour la Préhistoire continue d’exercer une influence magnétique sur son travail de plasticien.

Néanmoins, avec le temps, celui qui se considère comme un « amateur profane » — témoignant ainsi de son « intérêt et de son humilité » face à l’ampleur de ce domaine — ressent la nécessité d’aller au-delà. « J’avais envie d’être sur quelque chose de plus précis, de plus sérieux et de scientifiquement plus légitime. »

Il se rapproche alors de l’Agence culturelle Dordogne Périgord pour lui présenter son projet et ses partenaires potentiels. Parmi eux : le musée national de Préhistoire (MNP) des Eyzies-de-Tayac. « J’ai rencontré Nathalie Fourment, la directrice du MNP, en février 2022. Nous avons discuté ensemble, et quelques mois plus tard, j’ai commencé ma résidence aux Eyzies. »

Ses recherches s’orientent autour de trois axes : les figures géométriques disséminées dans les grottes, la transmission et la marche d’approche, c’est-à-dire l’influence du temps et des conditions rencontrées avant d’arriver à la caverne. Un accord est établi avec le musée, lui donnant un accès privilégié aux collections et aux équipes (conservateurs, administration, agents d’accueil). « J’ai vécu au rythme du musée, et non l’inverse », précise-t-il.

“Je ne prendrais pas la place des spécialistes”

Intégrant ce cadre et ses contraintes dans son processus créatif, Aurélien Mauplot s’est imposé d’autres lignes de conduite : discrétion, écoute et humilité. « La première chose que j’ai dite est que je n’étais pas là pour apporter une énième interprétation des figures préhistoriques. Je ne prendrai pas la place des spécialistes. »

Sans doute réside ici l’une des règles d’or de toute collaboration salutaire : chaque personne apporte ses compétences sans empiéter sur le rôle ou la place de l’autre, créant ainsi un équilibre respectueux et mutuellement bénéfique.

En s’immergeant dans l’environnement muséal, il a pu mieux comprendre et exploiter ses ressources. « C’est allé de simples échanges pour connaître leur métier à l’élaboration de projets culturels, comme celui que j’ai proposé en partenariat avec le service communication et les conservateurs, autour d’un paléontologue des années 1970 présent dans la collection du musée. »

Initialement prévue pour six mois, la résidence portée par l’Agence culturelle Dordogne-Périgord et le musée national de Préhistoire s’est prolongée bien au-delà. « Cela fait maintenant deux ans, et en tout, nous aurons collaboré trois ans, ce qui est considérable pour des institutions de ce type et assez unique en France.

Commande publique et phase de production

Aujourd’hui, nous nous connaissons suffisamment pour avoir confiance les uns dans les autres et savoir où nous allons. » En témoigne cette commande publique passée par le musée. Intitulée Jekstàt, cette dernière se compose de photographies d’assemblages de gros blocs de calcaire en vallée de la Vézère, intégralement frottés au charbon de bois, puis photographiés.

En attendant que cette œuvre murale révélant de fascinantes paréidolies s’installe de manière pérenne dans le hall d’accueil du musée aux Eyzies, le projet « Les Mondes Invisibles » d’Aurélien Mauplot, lauréat en 2022 de la bourse « Coopération, création et territoires », portée par Astre, réseau arts visuels en Nouvelle-Aquitaine, entre dans sa phase ultime : celle de la production.

Anna Maisonneuve

Article réalisé dans le cadre du treizième supplément Astre consacré à l’art de coopérer, à retrouver gratuitement à l’intérieur du journal junkpage d’octobre ou en version PDF