Le directeur du Ballet de l’Opéra de Bordeaux Éric Quilleré remonte Giselle avec le regard coloré de Matali Crasset célèbre designer à la scénographie et aux costumes. Ou comment sublimer le tutu, quintessence du ballet romantique par excellence, et porter un regard vivant sur l’œuvre. À voir au Grand-Théâtre du 6 au 31 décembre.
Matali Crasset, lorsque vous avez découvert Giselle, lors de vos recherches préparatoires, quelles ont été vos premières impressions ?
M.C. : J’étais très contente du contraste entre les deux actes. Je n’y connais rien en ballet, mais l’acte II m’a semblé d’une beauté remarquable ! Au début, cela m’a un peu paralysé en me disant : « Il ne faut pas que j’y touche. » Mon rôle, c’était d’actualiser Giselle. Et toute la complexité réside dans le fait d’essayer de s’insérer dans une histoire pour la rendre plus contemporaine tout en gardant les ingrédients qui font qu’on l’aime.
Quelle est votre lecture de l’œuvre ?
M.C. : Le récit met en confrontation deux mondes : celui de la ferme où vit Giselle que je réinterprète avec l’idée d’un monde d’en bas (rien de péjoratif), proche du vivant. Et de l’autre côté, un monde d’en haut, celui des gens qui craignent de perdre leurs privilèges.
Albrecht, le prince, est le transfuge : il vient du monde d’en haut et va dans celui d’en bas parce qu’il tombe amoureux de Giselle, mais aussi parce qu’il veut se rapprocher de la culture du vivant et de cette vie communautaire. Le monde d’en bas est une préfiguration du monde d’après, celui que l’on devrait être en train de préparer. Bien sûr, c’est moi qui le dis ; à aucun moment cela ne va transparaître tel quel. C’est mon interprétation, qui me donne une trame et me permet de changer quelques détails.
Comment traduisez-vous ces idées ?
M.C. : L’acte I, c’est celui du réel, de la vie, de la couleur. Je voulais un grand contraste entre les des deux mondes. Pour ceux d’en bas, j’utilise notamment un tissu gaufré, dont on se sert pour les serpillières. Pour ceux d’en haut, on est sur une matière plus synthétique avec des couleurs plus artificielles pour signifier l’apparence.
L’acte II, avec les Willis, c’est l’acte du fantastique, de l’évanescence, du blanc. Non seulement je ne veux pas perdre le tutu, mais j’en fais le personnage principal. Tout ce que je dessine pour le décor a une forme de tutu, c’est-à-dire conique. Comme les arbres par exemple. Par ailleurs, normalement, le ballet a pour cadre un paysage romantique avec une forêt, une chaumière, le château au loin. Pour moi, le paysage n’est pas juste un panorama, un morceau de nature. Il désigne une autre réalité. Celle d’une intrication entre les activités humaines et les réalités de la nature qui ramène à cette notion de relation à la terre et réaffirme un paysage communautaire. Les arbres sont fabriqués non pas comme une représentation mais comme une vraie construction, en 3D. Avec une vraie matière, le bois, non peinte. Ils sont réutilisés à l’acte II, mais positionnés à l’envers, ce qui contribue à donner cette idée d’irréalité. Cela permet aussi d’envisager un réemploi à l’issue du ballet.
Avez-vous modifié ce fameux acte II, mythique et… intouchable ?
E.Q. : Le deuxième acte reste traditionnel, mais avec en tête ce que nous voulons raconter. J’aimerais adoucir Myrtha, la reine des Willis, ces fantômes de fiancées mortes avant de s’être mariées, lorsqu’elle accueille Giselle. C’est ensuite qu’elle est inflexible, vis-à-vis de la gent masculine. La seule personne qui est dans le don de soi, c’est Giselle, avec son prince qu’elle aime. Mais à un moment donné, elle aussi tuera. Car ces jeunes filles pures sont des assassins ; elles font danser les hommes jusqu’à ce que mort s’ensuive.
M.C. : Les Willis ont le pouvoir. Pour mettre l’accent là-dessus, je leur ai mis un gant blanc sur une de leur main qui couvre uniquement l’index et qui remonte jusqu’au-dessus du coude. Avec ce doigt, elles pointent le condamné à mort. J’aime bien cette idée du gant blanc parce que c’est à la fois ce qu’on utilise pour l’hygiène mais c’est aussi un élément de séduction. Le doigt pointé devient une arme. Après… on ne va pas divulgâcher la fin, mais elle reste en cohérence avec cette idée d’attachement à la terre.
Éric, vous avez beaucoup dansé Giselle à l’Opéra de Paris, ou à Nancy (version Pierre Lacotte). Vous l’avez aussi chorégraphié à deux reprises : à Marseille et à Miami. Vous en êtes-vous inspiré ?
E.Q. : Pas du tout ! Ce jour-là, je me suis bien rendu compte que je n’étais pas chorégraphe ! J’essaie juste de donner une certaine ambiance, une certaine dynamique. Changer un bras, ce n’est pas de la chorégraphie. Chorégraphier, ce serait reprendre tout à zéro et faire quelque chose de complètement différent. Avec une vision. Comme Mats Ek ou Akram Khan. Ce n’est pas ma prétention.
De quelles versions vous êtes-vous inspiré ?
E.Q. : De versions traditionnelles très vieilles. Pas forcément pour regarder les pas parce qu’on les connaît tous, mais pour savoir quels étaient le rythme, la dynamique. Comment était la pantomime du premier acte par exemple : c’était beaucoup plus simple que ce que l’on fait aujourd’hui, avec moins de gestes, ce qui rend peut-être le propos plus clair pour le public. Et ça, cela a été une découverte, mais nécessite beaucoup de maturité car il faut remplir la musique sans en faire des tonnes.
Quelle est la partie la plus retorse à monter ?
E.Q. : Le premier acte car ce n’est que de la pantomime. Sitôt que ça se met à danser, c’est facile car c’est de la mécanique, mais quand on a de la mise en scène, c’est de l’interprétation. Il s’agit d’impliquer tout le monde dans une seule histoire, tout en faisant en sorte que chacun raconte aussi la sienne.
C’est toujours difficile de s’impliquer sans qu’il y ait un pas sur un compte ou une trame précise. Musicalement, la scène de la folie est très connectée avec la chorégraphie, il y a une vraie trame pour Giselle. Toutefois, la danseuse a aussi une grande liberté d’interprétation et les autres danseurs doivent réagir.
Quel est le geste ou l’objet qui serait pour vous l’essence de Giselle ?
M.C. : Le tutu, qui devient la forme récurrente de tout ce que je dessine.
E.Q. : À l’acte II, les mains croisées sur la poitrine, le port de tête avec le cou en avant et la nuque un peu cassée et l’arabesque plongée.
Propos recueillis par Sandrine Chatelier
Informations pratiques
Giselle, chorégraphie d’après Jean Coralli et Jules Perrot, musique Adolphe Adam, conception, scénographie, décors, costumes, accessoires Matali Crasset, Ballet de l’Opéra national de Bordeaux, directeur de la danse Éric Quilleré, Orchestre national Bordeaux Aquitaine, direction Sora Elisabeth Lee, du mercredi 6 au dimanche 31 décembre, 20h, sauf le 17/12, 15h, les 17 et 29/12, 15h et 20h, relâche les 9, 16, 23, 24, 25/12.