[ASTRE- Réseau arts plastiques et visuels en Nouvelle-Aquitaine]Le design est surement dans le champ de l’art le domaine incarnant plus que les autres l’approche de l’interdisciplinarité et le lien avec le territoire. Ce qui permet parfois de faire émerger de nouvelles idées et perspectives.

Coopérer, s’associer, collaborer… Autant de termes désignant l’acte d’unir ses forces avec celles des autres afin d’atteindre un objectif commun. Si la théorie semble simple, sa mise en pratique s’avère souvent plus complexe, surtout lorsqu’elle concerne des disciplines aux langages et méthodes différentes.

Ainsi, lorsque des artistes travaillent avec des partenaires extérieurs à leur domaine, quels engagements cela implique-t-il ? Bien que ces situations entraînent leur lot de défis, de contraintes et d’obstacles, elles ouvrent également la voie à des horizons inattendus et à des opportunités uniques, susceptibles de donner naissance à des projets enrichissants pour toutes les parties prenantes de l’aventure.

Répondre aux besoins spécifiques

Dans le vaste champ de l’art, il est sans doute un domaine qui, plus que les autres, incarne pleinement cette approche interdisciplinaire : le design. Qu’il soit d’espace, d’objet, graphique ou industriel, le concepteur interagit avec une variété de professionnels pour répondre aux besoins spécifiques de leurs projets.

Cécile Vignau illustre parfaitement cette dimension collaborative. Diplômée de l’ENSCI-Les Ateliers (2016) et de l’École Estienne (2012), cette native de Pau compte à son actif la création de motifs tissés selon une technique séculaire japonaise de tissage et de teinture (le kurume kasuri) en partenariat avec l’artisan Kyozo Shimogawa, la revalorisation des ocres de Bourgogne au sein du centre culturel ARCADE Design à la campagne® ou encore une ligne de linge inspirée par les rayures traditionnelles basques lors d’une résidence avec les Ateliers Médicis et l’entreprise Tissage Moutet. « Je me définis comme designer textile et coloriste », résume cette professeure à l’école nationale supérieure d’art et de design de Limoges depuis 2021.

Renouveler les perspectives de la matière et du geste

L’hiver dernier, Cécile Vignau a entamé une résidence de recherche et de création en Dordogne, coordonnée par l’Agence culturelle départementale Dordogne-Périgord et le Pôle Expérimental des Métiers d’Art de Nontron (PEMA) et du Périgord-Limousin. L’objectif de ce programme ? Initier des designers à une approche différente de la matière et du geste grâce à une collaboration avec des professionnels des métiers d’art.

« Lors de mes études, j’ai été pas mal formée aux gestes artisanaux. J’ai des connaissances techniques, mais je ne me définis pas du tout comme artisane. » Forte de son bagage théorique et pratique comme de son expérience professionnelle, elle explore le territoire nontronnais et fait des rencontres.

Des affinités se tissent avec certains artisans du PEMA, notamment Jean-Marc Brotier, vannier, qui a installé son activité au Valadier, lieu-dit de Champagnac-de-Belair, où il produit paniers, cabas, mannes et bonbonnes en osier, matériau qu’il cultive également sur une partie de son terrain. « Intuitivement, je pensais que la vannerie était la pratique la plus connectée à mon travail, puisqu’il y a pas mal de similitudes avec le tissage en termes de techniques de trame et de chaîne.

Richesse et spécificité du savoir-faire

Mais finalement, c’est quand même assez différent. » Au fil des discussions avec l’artisan, la designer prend conscience de la richesse et de la spécificité de ce savoir-faire, dont les caractéristiques et applications varient selon les régions et les ressources naturelles utilisées.

Ainsi, on ne travaille pas l’osier de la même manière que le rotin, le bambou, le jonc, la paille, le raphia ou les feuilles de palmier. La vannerie, bien qu’universelle dans ses gestes, possède aussi des singularités propres. Leurs apprentissages infléchissent un projet qui se construit au fur et à mesure de la résidence, au gré des échanges et des expérimentations.

Dans l’atelier de Jean-Marc Brotier, Cécile Vignau observe, discute, laisse ses idées mûrir entre chaque visite et revient avec de nouvelles propositions. « Il me disait : “Je n’ai jamais vu ça, mais on va essayer, essayons”. » Certains tests se soldent par un échec, d’autres connaissent d’heureux aboutissements. « C’est essentiel de mettre les mains à l’ouvrage : parfois, ce qu’on imagine ne fonctionne pas, mais c’est ce qui nous mène à une autre idée. »

Observation, expérimentation et flexibilité sont les piliers d’une démarche empirique que Cécile Vignau applique également dans sa deuxième collaboration avec un autre professionnel des métiers d’art. « La grande surprise a été de travailler avec une céramiste. Lors des premiers échanges, à Nontron, je n’avais pas du tout envisagé cette pratique. » C’est grâce à Sophie Rolin, directrice du PEMA, qu’elle a été orientée vers Stéphanie Marcenat, une céramiste spécialisée dans la recherche sur la couleur et les émaux.

S’affranchir des méthodes traditionnelles et des solutions préétablies

L’intérêt de Cécile Vignau pour la couleur et les origines des pigments dans notre environnement, dont elle estime à juste titre que « nous en sommes souvent déconnectés, tout comme des légumes dans notre assiette », trouve ici de nouvelles pistes. « Je sais bien qu’à l’échelle de ce projet, je ne vais pas maîtriser la couleur en céramique. C’est tellement fascinant, tellement vaste, tellement complexe, mais c’est une superbe opportunité de mettre un pied dans cet univers », ajoute-t-elle. Sa résidence se terminera en novembre, avec à la clé un ensemble de pièces réalisées en binôme, ainsi que des échanges de savoir-faire et d’expériences qui enrichiront les réflexions et les travaux futurs, tant les siens que ceux de ses collaborateurs.

On l’aura compris, collaborer efficacement, c’est bien plus que simplement travailler ensemble. Cela implique d’explorer activement de nouvelles idées et perspectives, en s’affranchissant des méthodes traditionnelles et des solutions préétablies. Encore faut-il avoir accès à toutes les ressources disponibles, à commencer par celles qu’on ne soupçonne pas et qui sortent du champ de recherche habituel.

Almanach, une cartographie des ressources locales

Ces moyens — qu’ils soient humains, matériels ou techniques — et leur potentiel, aussi abyssal qu’infini, sont au cœur d’Almanach, un projet expérimental mené à Cognac. À l’initiative de ce dernier, Anne-Claire Duprat, issue du domaine des arts visuels, ayant travaillé au sein d’institutions telles que le Palais de Tokyo, le Jeu de Paume, le Frac Île-de-France, et l’Institut français, elle a pris ses fonctions à la tête de la Fondation d’entreprise Martell il y a deux ans, lui insufflant une orientation davantage axée sur le design et les enjeux environnementaux, en lien direct avec le territoire.

Ce nouvel angle se concrétise avec Almanach, un outil de travail et de connaissance à destination des designers invités en résidence à la Fondation. Pour mener à bien cette mission inaugurale, Anne-Claire Duprat a fait appel à Olivier Peyricot, directeur du pôle recherche et des éditions de la recherche de la Cité du design à Saint-Étienne. Dans cette tâche, il a été accompagné par l’historienne Lola Carrel et les jeunes designers Valentin Patis et Mathilde Pellé.

Leur méthode ? Partir du territoire et travailler par cercles concentriques : d’abord la Charente, puis la Charente-Maritime, le Limousin, et ainsi de suite… « Avec une approche pragmatique, précise Anne-Claire Duprat : la Nouvelle-Aquitaine étant extrêmement vaste, l’idée du circuit court nous est apparue essentielle. Il s’agit de matériaux qu’un designer basé à Cognac pourrait trouver et ramener dans la journée. »

Travail d’investigation

Mené auprès de divers interlocuteurs — institutions, entreprises, artisans, réseaux professionnels, habitants —, le travail d’investigation a permis d’identifier une centaine de matières et savoir-faire : coquilles d’huîtres, porcelaine de Limoges, cuir de Felletin, sel, spiruline, coquilles de noix, déchets viticoles, verre brisé, tuiles, pierres calcaires, gypse, sabots de laine, charentaises, mobilier en feuillardiers, etc.

Volontairement subjectif, résolument sélectif, cet inventaire associe matériaux remarquables, gisements négligés, techniques vivantes, savoir-faire oubliés… Une variété d’éléments qui ne se limite donc pas aux matières premières, mais s’étend également aux usages, qu’ils soient quotidiens, artisanaux, industriels, à réinventer.

« C’est important de préserver les savoir-faire, mais ce qui m’intéresse, c’est de voir comment ils peuvent nous nourrir aujourd’hui. Ce sont ces hybridations et ces mutations qui sont passionnantes, et je pense que le design est justement le terrain idéal pour cela. » Outil de travail et porte d’entrée dans la région, Almanach ne se conçoit pas comme une archive fossile, figée dans le temps. « L’objectif, ajoute Anne-Claire Duprat, c’est que ce soit open source, que cela évolue et s’enrichisse continuellement, avec l’ambition de devenir un moteur de dynamisation du territoire, capable d’activer de nouveaux potentiels de transformation. »

 Dans cet élan, chaque résident en séjour à la Fondation Martell sera invité à consulter cette vaste base de données. À son départ, il sera encouragé à laisser un dossier, dans lequel seront explicités ce qui a été accompli, les contacts établis, ainsi que les réussites et les échecs rencontrés lors des recherches. Par la suite, ce document pourra être utilisé par ceux qui lui succéderont et qui souhaiteront exploiter les mêmes matériaux, bénéficiant ainsi du travail de leurs prédécesseurs.

Anna Maisonneuve

Article réalisé dans le cadre du treizième supplément Astre consacré à l’art de coopérer, à retrouver gratuitement à l’intérieur du journal junkpage d’octobre ou en version PDF