Tout semble réussir au comédien Benjamin Yousfi et à l’auteur bordelais Yacine Sif El Islam. Après leur intense pièce Solo Gratia, qui a gagné le prix Impatience et tourne toujours, après la création du lieu de résidence artistique L’Avant-poste à La Réole, en 2021, la mairie de Bordeaux vient de leur confier les clés du théâtre La Lucarne, scène de poche au cœur de Saint-Michel, fondé par Jean-Pierre Terracol il y a 50 ans. Pluridisciplinarité, collaboration, émergence, expérimentation en sont les lignes directrices.
Votre projet L’Avant-Poste s’installe à La Lucarne, la mairie ayant lancé un appel à projets pour une nouvelle convention…
Benjamin Yousfi : Il y avait une volonté de la municipalité d’apporter un nouveau souffle, au moment où arrivent de nouvelles directions à Chahuts, au TnBA, à la Villa Valmont, et avec elles de nouvelles esthétiques.
Yacine Sif El Islam : On avait envie de participer à ce vent nouveau. Même si nous sommes dans des lieux aux échelles différentes, nous avons des projets communs et des affinités. Je suis très optimiste !
Vous étiez partis à La Réole, après la violente agression homophobe dont vous avez été victimes, pourquoi ce retour bordelais ?
B.Y. : Nous sommes partis précipitamment de Bordeaux parce qu’on a eu un besoin de se reconstruire, de transformer le champ de ruines laissé par nos agresseurs en quelque chose de fertile. Je suis fier de ce qu’on a construit à La Réole. Aujourd’hui, on a besoin de revenir en ville, pour voir des spectacles, se nourrir.
Y.S.E.I. On n’avait plus peur et on pouvait revenir. Concrètement, l’ancienne prison de La Réole est un super endroit pour les résidences de table mais absolument pas pour la diffusion. La Lucarne nous permet de faire un lien entre les deux lieux : valoriser d’être à la campagne, au milieu du potager, des poules, pour des premières étapes de travail et des sorties de résidence devant un public fidèle. Et, ensuite, basculer en ville, pour un second temps de résidence au plateau, devant un public plus large.
Comment ce projet prend-il forme ?
B.Y. : L’Avant-poste, à La Réole, nous a permis de faire nos armes, de chercher, d’expérimenter. Cela fait onze mois que l’on travaille sur le projet bordelais, en coopération avec les éditions Komos qui prennent possession du lieu avec nous.
Nous associons un comité de contribution composé de Lucas Chemel, pour le pôle Atelier de pratique théâtrale démocratique et citoyen, l’association LePli plus axée performance et arts plastiques, Esther Cée programmatrice à Cinémarges pour un cinéclub, Benjamin Ducroq pour le jeune public, Yacine sur le théâtre et la danse, Estelle Martinet et Vincent Nadal pour la marionnette.
Nous souhaitons une programmation exigeante, pluridisciplinaire, axée sur l’émergence. Jusqu’à fin décembre, on va se concentrer sur les résidences : Einstein on the Beach, Marion Lambert. Dès janvier 2024, on annoncera une programmation.
Cela reste un théâtre de poche…
B.Y. : Oui, 70 places ! Cette échelle nous intéresse, pour aller plus loin dans l’expérimentation, dans des propositions plus radicales.
Y.S.E.I. : Ce lieu permet aussi ce rapport humain auquel on tient, une proximité avec le quartier, la ville, les gens, les artistes. Nous voulons accorder l’exigence, l’expérimentation, avec un endroit accessible.
Il s’agit d’une convention d’un an renouvelable, sans budget de fonctionnement et avec un loyer. Cela pourrait ressembler à un cadeau empoisonné…
B.Y. : Dans notre projet, notre budget prévisionnel sur trois ans table sur un accompagnement de la mairie ! On a bien discuté en amont pour voir comment les tutelles pouvaient nous soutenir. Seuls, cela n’est pas possible.
Y.S.E.I. : On s’est assuré notamment que les fluides, le loyer seraient pris en charge par la mairie via des subventions. Nous avons aussi le soutien du Département, de la DRAC et nous devons rencontrer la Région. On essaie de créer un poste pour Benjamin, mais pour l’instant tout le monde est bénévole.
Comment se passe la passation avec Jean-Pierre Terracol, qui avait aussi postulé à l’appel à projets ?
B.Y. : On avait envie que ça se passe le plus sereinement possible. Il n’était pas question de nier son travail, ni de le mettre dehors. En mars, on lui laissera le lieu deux à trois semaines, pour créer un spectacle et faire ses adieux comme il se doit.
Cela continuera à s’appeler La Lucarne ?
B.Y. : Oui, le nom reste. Nous aimerions le rebaptiser L’Avant-poste pour relier les deux lieux, Bordeaux et La Réole. C’est en discussion.
L’Avant-poste, La Lucarne, Sola Gratia, ce sont tous des projets de couple, nés de cet événement traumatisant mais fondateur.
Y.S.E.I. : Il y avait une urgence vitale de créer après ça. À partir de cet intime-là, j’ai pu aussi parler d’autres expériences. Je me suis alors dit, c’est comme ça que je veux écrire, dans cette articulation entre trois choses : l’anecdotique – ma biographie – ; le politique– le fait divers– ; et le mythique.
Fondamentalement, je n’ai pas le même corps que tout le monde – corps social, corps physique – il y a des paroles qu’il fallait que je prenne et des actes qu’il fallait faire, comme monter ce lieu. Nous sommes évidemment engagés dans la défense des personnes minorisées, et on a une attention particulière à faire un lieu inclusif, un lieu de débat.
Benjamin, vous venez de la mode, et pour Sola Gratia, vous êtes pour la première fois sur scène, brodant de dos, pendant que Yacine joue. Était-ce une évidence ?
B.Y. : Après l’agression, il y avait trois traumatismes, celui de Yacine, le mien et celui du couple. Dans ce que Yacine écrivait, il y avait sa vérité. La mienne n’était pas forcément retranscrite, et c’est ce que je fais en brodant ma déposition. C’est une performance au long cours, que je continue sur scène et en dehors… C’est ma psychanalyse à moi.
Y.S.E.I. : Il était important qu’on soit tous les deux sur scène. Pour la prochaine création, Agnus Dei, Benjamin n’y sera pas. C’est le performer Stan Briche qui m’accompagnera.
Quel lien entre les deux volets de ce diptyque que vous nommez Abus ?
Y.S.E.I. : L’un est le négatif photographique de l’autre. Sola Gratia est un spectacle de consolation, Agnus Dei un spectacle de confrontation. Sola Gratia se passe dans le blanc, la lumière, Agnus Dei dans l’obscurité. Mais il y a aussi des continuités : Benjamin Ducroq compose la musique, je recoupe à nouveau l’anecdotique, le fait divers et le mythique.
À partir de l’idée de persécution, je fais émerger la figure du mouton : l’agneau de Dieu, celui du sacrifice, mais aussi le mouton noir, la personne qui est exclue. Cela traverse les violences politiques — colonisation, violences policières — à partir du corps, un corps racisé, un corps arabe, abordant mon propre métissage qui fait que je suis à la fois l’exploité et l’exploiteur, le colon et l’exproprié.
Vous présenterez une première étape à la Manufacture, à La Rochelle…
Y.S.E.I. : Oui, en décembre, et au Centquatre en janvier. La création sera pour Trente Trente, en 2025.
Propos recueillis par Stéphanie Pichon
Informations pratiques
Sola Gratia, écriture et mise en scène Yacine Sif El Islam,
du mardi 14 au jeudi 16 novembre, 20h30, sauf le 16/11, à 19h30,
TAP, Poitiers (86).
jeudi 23 novembre, 20h30,
Auditorium, Bergerac (24).
1er regard sur abus II – agnus dei, Yacine Sif El Islam,
jeudi 7 décembre, 18h30,
La Manufacture CDCN, La Rochelle (17).
Théâtre La Lucarne
3, rue Beyssac
33000 Bordeaux
L’Avant-poste, Maison d’art et de convivialité
1, place Saint-Michel
33190 La Réole
1 commentaire
Hâte de renouer avec ce lieu, pour des projets bien attirants !