Nommée à la direction du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA depuis mai 2024, après avoir été commissaire d’exposition et dirigé le CRAC Alsace, Elfi Turpin poursuit plus que jamais sa ligne de conduite : dialogue entre les œuvres et force du collectif au sein d’un territoire.

Décembre 2024. Jour de drache sur Bordeaux. Silhouette menue, blue jeans, bombers et sweater gris, cheveux détachés, montre Casio au poignet, elle accueille sans chichis, café à la main. Pour se ragaillardir, elle picore des raisins au sauternes de chez Cadiot-Badie. Son bureau ne dégage rien de la pompe du pouvoir. Intrigué, notre regard se pose sur une cagette remplie d’agrumes, nichée dans la bibliothèque.

Le 7 mai 2024, elle a officiellement rejoint le Bene Gesserit des Fonds régionaux d’art contemporain de Nouvelle-Aquitaine aux côtés de Catherine Texier à Limoges et d’Irene Aristizábal à Angoulême. Mais avant Elfi Turpinnullement d’ascendance germanique contrairement à ce que laisse supposer son prénom —, née à Paris, a connu une enfance rurale dans un hameau de 200 âmes, au nord de la Bourgogne. Avec une passion : le cheval. Ses parents dirigent un centre équestre. « Ma première vie, c’est avec les chevaux. Une super présence quand on est enfant. »

« Un lieu de pensée entre artistes et publics. »

Pourtant, l’émérite cavalière devra choisir : la compétition ou d’autres chemins. Elle bifurque alors vers des études en histoire de l’art. Nouveau déclic. À Paris, entourée de jeunes talents en pleine émergence, au sein d’un artist-run space, à Oberkampf, elle s’initie à la création comme à la fabrication d’expositions.

D’ailleurs, ce sera son premier métier : commissaire d’exposition. « Ayant grandi dans les années 1980 à la campagne, loin de l’offre culturelle, j’ai pris conscience de ce manque. Pour voir de l’art, il fallait voyager. Se mobiliser pour, y donner accès revêt une forme d’éthique pour moi. Le commissariat, c’est rendre public un travail en train de se faire. L’exposition est un lieu de pensée entre artistes et publics. »

Un attachement particulier aux territoires

Sa méthode ? Partir des processus, des pratiques. Et ne pas se limiter qu’à la sacro-sainte « expo », penser résidence d’artistes, livres… Cependant, des projets toujours liés aux contextes et aux territoires dans lesquels ils se montent. Les voyages formant la jeunesse, le Brésil se révèle une expérience fondamentale. « J’ai revu mon mode de pensée très occidental. J’ai pu réfléchir à des outils pour “déconstruire” la modernité telle que conçue en Europe. »

Au bout de quelques années, l’envie de s’allier avec une communauté artistique et un public, sur un territoire, dans le temps, se fait sentir. « J’étais frustrée de ne pouvoir vivre la durée d’une exposition. » Voilà son carburant pour prendre la tête, en 2012, du centre rhénan d’art contemporain, à Altkirch, dans le Haut-Rhin, dans les contreforts du Jura alsacien.

Retour à la campagne. 5 000 habitants. Une structure portée par un collectif dans un ancien lycée, construit au XIXe siècle durant l’annexion allemande de l’Alsace, mais à 30 kilomètres de Bâle et de l’effervescence germanique. Dans ce « bel outil pour fabriquer de l’art », elle restera 12 ans. « Ça passe très vite ! »

Portée par son équipe et la volonté des collectivités, elle professionnalise les outils, initie un programme de résidences, décrochant, en 2022, le label « Centre d’art contemporain d’intérêt national ». « Je travaillais dans un lieu de vie, en prise directe avec son territoire, ses enjeux, sa population, et une diversité d’acteurs hors du cercle de l’art. C’est une surface sensible, poreuse à ce qui anime la société, avec des artistes traversés par les préoccupations locales. »

Parallèlement, elle co-préside DCA, l’association française de développement des centres d’art contemporain, qui, depuis 1992, défend les intérêts de ces derniers. Un porte-voix pour un ensemble disparate1, qui produit mais ne possède pas de collection ; désormais précieux interlocuteur pour la Rue de Valois. Loin du lobby, une force multiple cogitant sur ses enjeux (liberté de création, transition écologique, mise en réseau européen), rappelant, au passage, que ses membres sont les moins dotés financièrement.

« Ma relation à l’art est un continuum. »

Printemps 2024, elle devient l’élue. Choisie parmi 34 candidatures pour succéder à Claire Jacquet — dirigeant dorénavant l’École européenne supérieure d’art de Bretagne —, après 17 ans à la tête du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA. « Stimulée, nullement effrayée », elle concède que la collection, « le cœur battant », l’a particulièrement motivée. À 48 ans, elle pilote un outil de diffusion de l’art contemporain irriguant douze départements entre ruralités, métropoles, littoral et frontière franco-espagnole. La superficie de l’Autriche. La population du Danemark.

Beau défi. « Pour mener ce projet au long cours, j’ai à cœur de parcourir la région pour goûter à son écosystème, rencontrer artistes et publics. J’arrive à un moment très porteur du développement du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA. Claire Jacquet a fait fructifier la collection et porté un lieu adapté à l’accueil, à la conservation des œuvres. Quelle chance d’arriver maintenant. Je suis très bien lotie. »

Adepte du temps long, elle emprunte à l’ouvrage de Vinciane Despret Habiter en oiseau, « comment les oiseaux font-ils territoire ? Un territoire, c’est une superposition de mondes. Les percevoir permet de rendre le nôtre plus habitable ». Elle tient à s’appuyer sur les imaginaires (des artistes, des publics, des usagers), mais son projet doit « faire territoire ». En immersion complète dans la collection, « mon émerveillement ne saurait cesser », elle reconnaît pourtant n’avoir aucun médium préféré, « je suis intéressée par la façon dont les artistes questionnent le réel à travers un format. Ma relation à l’art est un continuum. J’ai une passion pour les œuvres et les pratiques qui interrogent et comment elles sont perçues par le public. Une exposition, c’est aussi un espace de perception et de pensée en dehors du langage ».

Premiers pas dans le dynamisme culturel bordelais

Si la programmation 2025 a été conçue par sa prédécesseure, elle compte bien accompagner les œuvres dans la foulée des expositions « Arpenter, photographier la Nouvelle-Aquitaine » et « Primavera, Primavera2 ». Son bébé, « Multiplier les mondes », explorera les mémoires atlantiques, l’arrière-pays, le langage. Face aux incertitudes polluant les esprits, fragilisant plus que de raison le secteur des arts, elle croit fermement à une réponse collective. « Ma carrière ne s’est développée qu’au gré des soubresauts et des crises ; cela me conforte dans mes missions à la tête du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA. »

Fraîchement néo-bordelaise, « impressionnée par le dynamisme culturel et le potentiel de coopération entre acteurs », on la devine sur un nuage. « Un Frac participe à la démocratisation culturelle. Enfant, j’eus aimé en bénéficier. »

Marc A. Bertin

1 En Nouvelle-Aquitaine : centre international d’art et du paysage de l’île de Vassivière ; abbaye Saint-André – centre d’art contemporain ; image/imatge centre d’art ; CAPC musée d’art contemporain.

2 « Primavera, Primavera », jusqu’au dimanche 25 mai 2025, Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux (33).