Lettres du monde, rendez-vous qui infuse l’automne néo-aquitain de rencontres avec une littérature monde et de nouvelles voix comme celles de Sladjana Nina Perković et Bibiana Candia, qui y présentent leurs premiers romans.
Martine Laval et Cécile Quintin aiment enfoncer dans nos imaginaires littéraires de nouveaux aiguillons, de préférence venus de loin. Chose faite pour cette 21e édition de Lettres du Monde sous-titrée « De beaux lendemains ? », clin d’œil au roman de Russell Banks et à ce que l’écriture peut travailler dans une époque si désespérément sombre.
14 talents du monde entier
Émergeant dans cette vague de 14 talents du monde entier, deux nouvelles voix féminines, Bibiana Candia et Sladjana Nina Perković, l’une dans la mise en roman d’un pan de l’histoire galicienne, l’autre dans une satire bosniaque déjantée.
Cette dernière, journaliste, envoie son premier opus littéraire, rageur et jouissif. Dans le fossé commence littéralement à même le sol, dans la boue, où la narratrice a atterri. Cette jeune femme no future a préféré se retirer du monde — dans son lit et devant des séries policières — plutôt que de répondre aux désirs d’études prestigieuses de sa mère, très envahissante, et d’assister à la déchéance de son père, scotché dans son fauteuil depuis la fermeture de l’usine.
« Vous savez sous nos latitudes les hommes vieillissent bien plus mal que les femmes. (…) Les hommes en général, se contentent de déprimer, ou comme dirait maman, “ils se relâchent comme un élastique de vieux slip”. »
Spleen trempé à la rakija
C’est depuis le sol trempé du fossé que se déploie le récit des 48 dernières heures, épopée désespérée sur les routes chaotiques et boueuses, qui fleure bon la déglingue et le spleen trempé à la rakija [eau-de-vie locale, NDLR]. L’enterrement de la tante Stana morte étouffée par un os de poulet et le partage de l’héritage ont obligé la narratrice à quitter sa chambre, direction le village familial reculé dans la Golfette décatie de l’oncle Stojan.
Sur place rien ne se passera bien sûr comme prévu. Dans une adresse directe et vive au lecteur, l’autrice dépeint à la fois les désillusions sociales et politiques de la Bosnie-Herzégovine post-guerre et les incroyables tentatives que chacun des personnages — tous plus truculents les uns que les autres — échafaude pour s’en sortir. Son écriture, faite de punchlines, digressions, répétitions, semble sortir de la bouche d’une conteuse. Une fable punk qui décrasse la réalité poisse à l’acide satirique.
Récit à l’écriture tendue et sensible
Azucre de Bibiana Candia n’est pas de ce registre-là. Récit à l’écriture tendue et sensible. L’écrivaine espagnole préfère le récit choral pour porter l’histoire d’une saignée, celle de la Galice au mitan du XIXe siècle, dont 1,5 millions de personnes, des hommes pour la grande majorité, partirent en exil au Brésil, en Argentine, en Uruguay et à Cuba.
Oreste Veiga, José le Croqué, Amador le Tubard, Manuel Bordenface, Juan le Bigorne, sans avenir dans leurs villages, décident d’embarquer sur un bateau à La Corogne. « Nous sommes d’un coin qui ne nous aime pas, qui nous maltraite et nous refuse tout, peut-être que notre terre nous déteste. » « Travailler à l’Azucre », à Cuba, devient leur horizon. Le récit s’attarde autant sur les raisons du départ, les gens qu’on laisse, le voyage apocalyptique dans la soute, suspendus aux hamacs, les estomacs révulsés, que le choc de l’arrivée, et la découverte de la tromperie dans les plantations.
Car si certains Galiciens ont fait fortune « aux Amériques », Azucre choisit de raconter l’histoire vraie d’hommes recrutés par Urbano Feijóo de Sotomayor, affairiste, négrier, qui, les réduisit en esclavage.
Pour ce premier roman — elle avait déjà publié nouvelles et poèmes —, Bibiana Candia travaille l’archive autant qu’elle lui donne chair, sentiments et sensations à la manière d’une peintre. Depuis ce petit bout d’histoire, elle dit aussi beaucoup des chemins de l’exil et des engloutis de la grande Histoire.
Stéphanie Pichon
Informations pratiques
Lettres du Monde,
du mercredi 13 au mardi 26 novembre.