[ASTRE- Réseau arts plastiques et visuels en Nouvelle-Aquitaine] Dans le monde de l’entreprise, où les impératifs de rentabilité et d’efficacité priment, s’associer à des artistes peut sembler incongru, voire risqué. Pourtant, ces partenariats révèlent souvent des complémentarités insoupçonnées. Comment transforment-elles les défis en atouts et permettent-elles de réconcilier des logiques parfois opposées ? Ce dernier chapitre examine comment l’art et l’entreprise créent des synergies inattendues, ouvrant la voie à des perspectives inédites.
Créés en 1982, les FRAC (Fonds régionaux d’art contemporain) ont pour mission principale de soutenir la création artistique contemporaine par l’acquisition, la diffusion et la valorisation de leurs collections. Depuis son installation à la MÉCA, le Frac Nouvelle-Aquitaine s’est doté d’un Pôle innovation & création (PIC).
Son objectif ? Mettre en relation les artistes avec les savoir-faire et compétences des entreprises du territoire néo-aquitain. « Pouvoir accompagner le travail d’artistes venus d’horizons très divers et à des étapes très différentes de leur parcours. Que ce soit pour des projets en phase de recherche ou pour des œuvres déjà bien avancées, nécessitant des techniques spécifiques. Ce n’est pas dans l’ADN des FRAC, mais ce qui est intéressant, c’est justement d’offrir un soutien aux artistes en amont de nos missions habituelles », explique Émeline Vincent, responsable du Pôle expositions et résidences au Frac MÉCA. Depuis son lancement, en 2019, cette initiative a bénéficié à plus d’une trentaine d’artistes, dont Eva Taulois, qui a rejoint le programme en 2020.
Au cœur d’une entreprise textile
Née en 1982, à Brest, installée à Nantes, cette diplômée de l’École européenne supérieure d’art de Bretagne navigue entre peinture, volumes et installations, explorant la matérialité et la physicalité des matériaux qu’elle emploie. « Avec un regard particulier sur les formes souples », indique la plasticienne. Passionnée par les savoir-faire artisanaux et industriels qu’elle s’approprie, sa résidence s’est déroulée à Orthez, au sein de Tissage Moutet, spécialisée dans la fabrication de linge basque et de tissus jacquard.
Fondée en 1874, cette entreprise familiale, qui emploie 35 salariés et réalise un chiffre d’affaires de plus d’un million d’euros, se distingue par son programme « Usine ouverte », qui invite des créateurs de tous horizons entre ses murs. « C’est une forme de studio de recherche, dédié aux créations uniques, à l’expérimentation, à des projets qu’ils n’ont pas l’habitude de réaliser », précise Eva Taulois.
Lors de ses premières visites, l’artiste découvre les différents postes techniques, rencontre les acteurs de l’entreprise et se familiarise avec les étapes de fabrication. « Je n’avais pas d’idée précise de ce que la collaboration pourrait produire. J’étais vraiment dans une dynamique de rencontre. J’ai passé beaucoup de temps à observer, prendre des notes et comprendre le langage de cette production textile d’un point de vue industriel, tout en cherchant comment établir des liens de transposition entre ce savoir-faire et mon propre travail artistique. »
Des tissages peintures
En l’occurrence, ici, sa pratique de la peinture, où la question du geste, de la picturalité et de la touche est centrale. Dans son atelier nantais, Eva Taulois réalise plusieurs peintures qu’elle photographie et scanne. À l’usine, ces images sont ensuite intégrées au logiciel modulaire textile Pointcarré, utilisé pour la fabrication de tissus jacquard, où chaque fil de chaîne et de trame est contrôlé individuellement pour créer des motifs complexes.
En résulte une série de cinq tissages « peintures » dont les dimensions s’adaptent aux métiers à tisser de l’usine. D’abord traitées par le code informatique, puis par le système d’impression jacquard, ces images se transforment et deviennent autres. « Cela m’a beaucoup plu, cette idée d’étapes et de déperdition de l’information, de la peinture originelle à ce qu’elle devient en tissage jacquard où les couleurs pures sont limitées, et les nuances, différentes. » Cette série est complétée par quatre tissages intitulés « motifs outils », faisant écho à ceux utilisés dans l’usine comme repères de début ou de fin de production.
« Des motifs de losanges et de damiers, que je trouvais très beaux et qui résonnaient avec l’histoire de l’art pictural. » Baptisé « Avec suffisamment de temps », cet ensemble d’œuvres a intégré la collection du Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA ; ce qui n’est pas systématique.
Au cœur des processus de fabrication et de vinification du vin
Ce trait d’union entre les univers artistique et industriel prend, chez Simon Nicaise, des allures d’épopée. Cette dimension épique se retrouve dans son « Tour de France » commencé en 2018. Inspiré par le parcours initiatique des Compagnons du Devoir — l’organisation regroupant des artisans et ouvriers qualifiés dans divers métiers comme la menuiserie, la charpente, la boulangerie, ou encore la maçonnerie —, l’artiste, né en 1982, nourrit sa pratique de ville en ville, de région en région, grâce à ses rencontres avec des artisans maîtrisant des techniques spécifiques, comme autant d’occasions d’élargir son spectre artistique.
Invité par le Frac MÉCA, l’artiste s’est plongé dans les processus de fabrication et de vinification du vin. La première étape du projet l’a conduit à Murlin, dans la Nièvre, au sein de la manufacture tonnelière La Grange, une maison spécialisée dans la fabrication artisanale de barriques très haut de gamme.
« J’ai été très bien accueilli, et tout s’est terminé de manière correcte. Mais il est vrai que nous avions du mal à suivre les mêmes directions », se rappelle-t-il. Loin de faire exception, ces fins de collaborations ne sont pas rares. « Le travail entre un artiste et des entreprises, qui ne sont pas forcément habituées à ce type de coopération, n’est pas toujours une évidence, signale Pauline Male du CRAFT [Centre de recherche sur les arts du feu et de la terre, NDLR]. Il est fréquent que des collaborations ne puissent pas aller jusqu’au bout, car il n’est pas immédiat de comprendre comment travailler ensemble. »
Suivre la vie de la vigne
Cette expérience écourtée n’a pas été inutile pour Simon Nicaise, qui y découvre le merrain, ce bois de chêne soigneusement sélectionné, travaillé et préparé pour répondre aux exigences de la fabrication de tonneaux. Ce matériau sera utilisé dans la pièce qu’il réalisera plus tard lors de sa résidence au Château Cantemerle dans le Médoc.
Là, il rencontre Grégory Thibault, maître de chai. « Pendant plus d’un an, j’ai suivi la vie de la vigne sur ce domaine. Ma proposition a mis du temps à se formuler. C’est vrai que dans mon travail de sculpture, je m’intéresse au temps, et cela m’a permis d’intégrer celui des saisons dans le cycle de production. » De cette immersion prolongée naît l’idée de réaliser une sculpture en merrain, placée à l’intérieur d’une amphore à vin. C’est à ce moment que Simon Nicaise se rapproche du CRAFT, dont la mission est de faire sortir les arts céramiques des arts de la table.
« Lorsque Simon nous a parlé de son envie de créer des jarres en grès, nous avons pensé qu’il serait intéressant de le mettre en relation avec Biopythos », se souvient Pauline Male. Fondée en 2016 et basée près de Limoges, cette entreprise conçoit et fabrique une large gamme de contenants en céramique pour la vinification et la dégustation du vin. « Biopythos n’avait pas d’expérience dans la création artistique, précise Pauline Male, mais ils ont rapidement saisi l’intérêt de s’investir dans ce projet, poursuit la directrice du CRAFT. Ils se sont montrés attentifs et ont vu les avantages qu’une telle collaboration pouvait leur apporter, notamment en les connectant au domaine de Cantemerle, au Frac MÉCA et à d’autres entreprises, ce qui constitue une véritable plus-value pour eux. »
18 mois d’immersion
À la fin de l’année 2023, Simon Nicaise immerge son œuvre dans une amphore en grès de 500 litres pour une durée minimale de 18 mois, afin de laisser le temps aux influences réciproques — entre le vin et la sculpture — de se développer, aboutissant à une cuvée spéciale. En parallèle, d’autres expérimentations sont menées avec l’équipe du CRAFT, dont la fabrication de 100 cubis de 5 litres destinés à servir de socle pour l’amphore.
« C’était un véritable défi technique, car fabriquer des formes rectangulaires en céramique est très complexe. Cela a nécessité un temps de recherche, de mise au point et de prototypage », se rappelle Simon Nicaise. Pauline Male d’ajouter : « Nous réalisons les moules, mais c’est Biopythos qui fournit la pâte de grès, car ils maîtrisent parfaitement le coulage de ce matériau. C’est donc un véritable travail collaboratif, où nous tirons parti des savoir-faire de chacun. »
Expérimentale et empirique, cette initiative se distingue par sa collaboration entre différents savoir-faire. Sa restitution est prévue pour l’année prochaine ou la suivante. Comme toute épopée digne de ce nom, elle a connu des rebondissements et des aléas. « Ce temps long a été non seulement riche artistiquement, mais aussi du point de vue institutionnel. Sur le plan administratif et budgétaire, cette résidence a permis de concevoir un projet quasiment sur mesure », conclut Émeline Vincent.
Anna Maisonneuve
Article réalisé dans le cadre du treizième supplément Astre consacré à l’art de coopérer, à retrouver gratuitement à l’intérieur du journal junkpage d’octobre ou en version PDF