Anne Nguyen, nouvelle artiste associée à la Manufacture CDCN, la chorégraphe venue du hip-hop présente Matière(s) première(s),fruit de sa collaboration avec six danseurs et danseuses africains urbains. Face à un mouvement hip hop « gentrifié », c’est là qu’elle situe désormais une culture urbaine jeune, populaire, créolisée, aujourd’hui plus visible sur les réseaux que sur les scènes.
J’ai souvenir de votre pièce Promenade obligatoire au Cuvier de Feydeau, en 2013. Êtes-vous depuis revenue à Bordeaux ?
Oui, on a joué l’an dernier un solo, Hip-Hop Nakupenda, autour du parcours d’Yves Mwamba, danseur et chorégraphe congolais. La pièce avait beaucoup plu au public. J’ai aussi présenté, il y a plus longtemps, une commande jeune public, Au pied de la lettre, où je partageais deux interprètes avec Michel Schweizer.
En quoi consiste cette association avec la Manufacture ?
Il y a bien sûr un volet production : la Manufacture coproduira deux de mes prochaines pièces — un solo et une pièce de groupe — et on sera accueilli en résidence, mais aussi un aspect médiation auprès de différents publics : étudiants, scolaires…
J’ai aussi l’envie — je ne sais pas encore si cela va se concrétiser — d’un cycle de conférences-spectacles qui serait filmé et mis en mémoire. Il s’agirait de discussions autour de l’histoire de la danse et de la musique, de mon travail, que je mènerais avec un de mes interprètes, Pascal Luce.
En ces temps de célébration des 50 ans de la naissance du hip-hop, quel regard portez-vous sur l’évolution de ce mouvement en France?
Avant toute chose, il faut être très attentif à ce genre de raccourci historique. Le hip-hop n’est pas né de rien du tout, il est une continuité. Il n’y a pas une personne qui a inventé ce style à une date précise, on parle plutôt d’un héritage.
Matière(s) première(s) est là pour montrer qu’il n’y a pas de discontinuité, et surtout, qu’il faut arrêter d’être européano-centré ou américano-centré.
Vous réunissez dans Matière(s) première(s) six danseurs afro pour éclairer autrement ces danses urbaines ?
Je préfère le terme de « danseurs africains urbains » à celui de « danseur afro », même s’il est très utilisé par les danseurs eux-mêmes. Comme toutes les danses urbaines, elles sont nées dans les grandes métropoles et sont le fruit d’évolutions de langages reconstitués, après un phénomène — tel que l’esclavage, la colonisation — d’isolement vis-à-vis de sa propre culture traditionnelle.
Naît alors un langage créole, selon le terme d’Édouard Glissant, à partir d’un nouveau vocabulaire, d’une nouvelle grammaire. Ce langage permet de recréer une identité sociale et un référentiel commun, et émerge particulièrement dans les grandes métropoles, où des gens différents sont obligés de vivre ensemble.
Il existe aujourd’hui une gentrification de la danse hip-hop
Comment avez-vous choisi les danseurs de la pièce ?
Depuis la création de ma compagnie en 2005, je me suis toujours intéressée à toutes les danses urbaines, pas seulement au hip-hop, en associant des danseurs de krump, de voguing, et même du classique. Je cherche toujours des interprètes aux personnalités très fortes.
Pour cette pièce, j’ai voulu à la fois une continuité dans les langages urbains et une émergence. Car pour moi, il existe aujourd’hui une gentrification de la danse hip-hop, désormais plus pratiquée dans les centres-villes que dans les banlieues, par des classes sociales favorisées.
Pour trouver l’émergence, pas si poreuses que ça avec le hip-hop où on ne retrouve ni les mêmes musiques, ni les mêmes classes sociales, ni les mêmes âges.
Comment avez-vous travaillé avec eux ?
Ils ne se connaissaient pas avant, mais il y a eu beaucoup de partage. Ils pratiquent tous des danses urbaines et traditionnelles différentes et ont ce goût d’apprendre d’autres influences.
Ça a été très facile de travailler avec eux, parce que ce sont des danseurs autonomes, qui se tirent vers le haut et savent lorsque quelque chose ne fonctionne pas. Cela m’a permis d’aller très vite dans l’écriture chorégraphique, tout en les laissant libres dans leur gestuelle.
À quoi se réfère ce titre ?
Il fait référence aux contextes de ces pays africains qui ont des ressources minières naturelles, qui sont contrôlés par la violence militaire et la désorganisation politique. Dans le spectacle, il y a des allusions aux enfants-soldats par exemple. Tout ce contexte est suggéré, parfois mimé.
Comme le hip-hop en son temps, les danses africaines urbaines ont-elles la scène à conquérir ?
C’est important que ces danses sociales urbaines prennent la scène, soient visibles aussi dans l’institution et pas que sur TikTok. Je constate dans les discussions avec les élèves, les collégiens, qu’il existe une honte de la culture traditionnelle des parents, de l’héritage du pays, souvent ringardisé, ridiculisé, traduisant cette mentalité d’intégration post-colonialiste et cette volonté de se fondre culturellement.
Voir ces danseurs assumer leur culture, et danser devant des gens qui ne constituent pas du tout leur public habituel, c’est fondamental.
Propos recueillis par Stéphanie Pichon
Informations pratiques
Matière(s) première(s), chorégraphie Anne Nguyen,
mardi 28 novembre, 20h,
Manufacture CDCN, Bordeaux (33).