Ce sera sa dernière création à la tête du TnBA. Le 1er janvier 2024, après dix ans passés à la tête du CDN, Catherine Marnas retrouvera le Sud-Est. D’ici là, elle adapte le très classique Rouge et le Noir de Stendhal, avant de célébrer son départ fin décembre lors d’une grande fiesta ouverte au public, avec les artistes compagnons de son aventure bordelaise.
Vous vous étiez déjà plongée dans une matière romanesque fleuve avec Lignes de faille de Nancy Huston, qu’est-ce qui vous a poussée dans les bras du Rouge et le Noir. Est-ce la chronique d’une époque, les personnages, l’écriture ?
J’aime m’attaquer aux romans. J’y trouve plus de liberté en tant que metteuse en scène que face à une pièce de théâtre où les dialogues sont déjà écrits. Comme rien n’est possible dans l’adaptation, tout est possible ! Eh oui, l’époque du Rouge et le noir — sous-titré Chronique de 1830 — m’interroge, c’est d’ailleurs la deuxième fois que je m’y attelle après Lorenzaccio.
Peut-être parce que moi qui suis tellement « contemporain » d’habitude, je suis un peu perdue dans notre époque — et je ne suis pas la seule ! — avec l’impression que tout est tellement complexe, confus. J’avais besoin du recul du temps. Il y a des ressemblances très grandes entre cette époque de 1830 et la nôtre. Après la Révolution, tout était tellement changé, instable, avec des valeurs tourneboulées. Par la suite, vint la désillusion pour toute une génération, qui, malheureusement, semble assez proche de la nôtre.
Comment adapter l’écriture de Stendhal ?
Dans Le Rouge et le Noir, ce qui est intéressant ce sont les dialogues, les monologues intérieurs des personnages et le regard de Stendhal, cette ironie méchante sur la médiocrité de l’époque. Dans la pièce, on retrouvera ces trois niveaux, en gardant vraiment la langue de Stendhal.
Des pendillons de toile de jute permettront à la fois des projections vidéo et de jouer des transparences, avec des gros plans filmés en direct. Dans le texte, j’ai aussi été frappée par le côté novateur, sans quatrième mur, avec un auteur qui s’adresse parfois directement à ses lecteurs. Pour maintenir ce rapport direct, j’ai imaginé une passerelle qui rentre dans la salle, et qui est devenue au fur et à mesure des répétitions, le lieu de l’ascension de Julien au pouvoir.
Qu’est-ce qui vous attache à ce personnage pivot du roman ?
Cela m’intéresse beaucoup qu’il soit un transfuge de classe, l’ancêtre des Annie Ernaux, Édouard Louis, Didier Eribon… même si Le Rouge et le Noir ne relève pas du tout de l’autofiction. D’ailleurs, je commence par le procès, quand Julien Sorel dit : « Je ne vois point parmi mes juges des gens qui sont de la même classe que moi. »
Édouard Louis écrit qu’être transfuge de classe, c’est n’avoir jamais de repos, être toujours dans une tension qui ne laisse pas de répit. C’est ce que je sens chez Julien, ce transfuge de classe gigolo malgré lui qui « arrive » sur le corps des femmes, grâce au corps des femmes.
Comment projetiez-vous ce Julien sur scène ?
Je voulais qu’il présente une image assez immédiate de la jeunesse. Joué par quelqu’un de plus mûr, ce côté froid, calculateur en deviendrait presque machiavélique, alors que pour Stendhal il est à la fois extrêmement calculateur et extrêmement naïf et maladroit.
Je voulais une jeunesse qui porte cette ambivalence et Jules Sagot est à la fois plein de candeur, avec ses grands yeux bleus, et peut avoir en même temps ce côté dissimulateur, non expansif.
Cette pièce est votre dernière création au TnBA. Le 1er janvier, vous laisserez la maison à Fanny de Chaillé non sans avoir organisé une grande fête de départ le 22 décembre. Que retenez-vous de ces dix années ?
À chaque fois que je sors, que je suis au marché, il y a un nombre incroyable de gens qui vient me parler des pièces, du TnBA. Si je fais le bilan de ces dix ans, c’est cette communauté, cette familiarité que je souhaitais que je retiendrais. Parce que le théâtre peut être intimidant, il peut être difficile de franchir la porte.
Cette chaleur, dans l’accueil, dans le travail de toute une équipe pour mener des actions culturelles, dans un lieu tel que le bar, a permis à beaucoup de gens qui ne venaient pas de venir. Étant moi-même transfuge de classe, cette démocratisation était une grande base de mon projet.
Des empêchements, des frustrations ?
Oui, la lourdeur de l’institution. Le nombre de dossiers, de papiers, le temps qu’on y passe, ça devient infernal et laisse de moins en moins de place à l’artistique. Et aussi une inquiétude par rapport à la suite : subventions qui stagnent, augmentation des flux, de la masse salariale…
J’ai commencé à raconter des histoires à 8 ans dans le dortoir chez ma grand-mère, il n’y a pas de raison que je m’arrête…
Comment vous projetez-vous et où ?
Je me rapproche de ma région d’origine, l’Ardèche du Sud. Je vais retourner en région PACA, puisque j’étais installée à Marseille avant d’arriver à Bordeaux. Je réveille ma compagnie qui était en sommeil et vais consacrer plus de temps à rêver, à rechercher.
Ce ne sera pas facile, mais je l’envisage avec une assez grande sérénité. Peut-être est-ce de la méthode Coué. Mon maître, Antoine Vitez, disait : « Tu me vois au faîte de la gloire, ça n’a pas toujours été le cas, et ça peut changer du jour au lendemain. Mais je trouverai toujours le moyen de raconter des histoires avec des morceaux de sucre. » C’est devenu une sorte de mantra. J’ai commencé à raconter des histoires à 8 ans dans le dortoir chez ma grand-mère, il n’y a pas de raison que je m’arrête…
Propos recueillis par Stéphanie Pichon
Informations pratiques
- Le Rouge et le Noir, d’après Stendhal, adaptation et mise en scène Catherine Marnas, dramaturgie Procuste Oblomov, du mardi 7 au vendredi 17 novembre, 20h, sauf le 16/11, à 16h et 20h, relâche les 11 et 12/11, salle Vauthier, TnBA, Bordeaux (33).
- 10 ans déjà… ¡Hasta la vista!,
vendredi 22 décembre, 19h30,
grande salle Vitez, TnBA, Bordeaux (33).