MONOQUINI – Depuis 20 ans, l’association sise à Bordeaux, portée par Bertrand Grimault (souvent seul et parfois accompagné), promeut les arts sonores et visuels, aux confluences du cinéma expérimental, de l’art vidéo, du film d’artiste, du documentaire et de la création numérique contemporaine. Nomade par la force des choses, irréductible et rarement saluée pour le travail accompli, la structure répond à merveille à la phrase facétieuse de Jean-Luc Godard : « Il y a ceux qui habitent le cinéma et ceux que le cinéma habite ». Le sens du combat n’est ici un vain mot. Paroles libres et vivifiantes avant un roboratif midi-minuit en guise de cadeau d’anniversaire.
Entretien avec Bertrand Grimault, responsable de l’association Monoquini
Propos recueillis par Marc A. Bertin
Avant Monoquini, il y a eu notamment Chercheurs d’ombres, projet mené par l’association Ethnicolor, mais, à l’origine, qu’est-ce qui a nourri votre rapport au cinéma ?
J’étais un adolescent amateur de fantastique et d’horreur, cinéphage du genre, qui traînait plus que de raison dans les cinémas de quartier parisiens comme Le Brady. Arrivé à Bordeaux pour suivre des études aux Beaux-Arts, je dois reconnaître beaucoup au défunt festival SIGMA, qui m’a fait découvrir tant de choses à une époque où l’enseignement du cinéma dans cette école était indigent. Ainsi, en 1985, j’ai assisté à une séance de minuit d’Eraserhead que je n’avais jamais vu. Une révélation qui me retourne aussitôt le cerveau et provoque en moi une fascination immédiate pour David Lynch.
Puis, un jour, à Paris, dans une librairie spécialisée, je déniche Midnight Movies de J. Hoberman et Jonathan Rosenbaum. Cet ouvrage culte m’abreuve d’anecdotes sur les conditions de tournage d’Eraserhead mais m’ouvre aussi la porte sur un pan du cinéma underground nord-américain, contestataire de Hollywood, sous haute influence des nouvelles vagues européennes. Ce new American cinema dont les figures tutélaires sont Robert Frank ou John Cassavetes. Une période d’effervescence dans la contre-culture. Jonas Mekas s’approprie ce terme underground pour définir un cinéma baudelairien, personnel, dont il devient le hérault. Quant à ma cinéphilie « sérieuse », elle naît avec la vision au centre Jean Vigo, à Bordeaux, du film d’Ingmar Bergman Le Septième Sceau.
D’où naît ce désir fou de montrer ce cinéma de traverse ?
La question « Comment voir ces films ? » s’est vite posée et la réponse n’a pas tardé : en les montrant soi-même ! En 1991, sorti des Beaux-Arts, je décide donc de les montrer, dans des copies 16mm, alors bon marché et disponibles chez des distributeurs indépendants. Je fais également la rencontre d’un projectionniste équipé d’un vieux coucou des années 1950. Ainsi se forge ma devise : « Faire beaucoup avec peu. » À l’époque, Bordeaux jouissait d’un public curieux et gourmand. Il était possible de proposer des situations, ce qui rejoignait mon souhait d’amener le cinéma dans des lieux incongrus comme les caves, nombreuses dans cette ville, pour un cinéma underground – ce qui tombe sous le sens –, mais aussi à l’Assiette musicale, au Zoobizarre, dans des ateliers d’artistes. Le but ? La monstration de films dans des cadres originaux pour qu’ils entrent en résonance avec l’environnement, l’architecture.
Et l’aventure Monoquini ?
En 2002, je pars à Montpellier rejoindre l’association bande annonce, fondée par un ancien camarade des Beaux-Arts, qui me recrute comme chargé de programmation. Me voici responsable de Monoquini, espace pluridisciplinaire alternatif qui propose concerts, installations et cinéma toutes les semaines. J’y organiserai notamment le festival Amer America. Plus que tout, j’y poursuis mon apprentissage dans une quête de découverte des œuvres et de leurs auteurs ; œuvres qui circulaient alors en réseau, une dynamique hélas perdue…
Puis, retour à Bordeaux…
…contraint après la fermeture définitive, en octobre 2006, faute de moyens suffisants de la structure. Je décide de garder le nom. Exit Chercheurs d’ombres. C’est une période de crise : plus de Zoobizarre, le centre Jean Vigo dans la tourmente, une époque de déni de la part des institutions. En résumé, pas d’argent pour ça. Heureusement, arrive le projet À Suivre, ancien garage qui nécessite des travaux colossaux pour offrir de vraies conditions d’accueil. Je fais appel aux bonnes volontés, aucune réponse. Néanmoins, Monoquini en fait une éphémère salle de cinéma. Un épisode bref, mais riche d’une belle émulation, de croisements de projets, nonobstant le manque de soutien financier des collectivités. Dans cette tourmente, je reçois le soutien de Charlotte Laubard, alors directrice du CAPC. Je deviens le « monsieur cinéma » du musée, où se développent des propositions alternatives dans un paysage local en grande souffrance.
Quelques années plus tard, c’est Utopia qui s’intéresse à vous.
En 2013, Nicolas Guibert me fait un appel du pied et Utopia m’offre une espèce de tribune. Je peux mener des expériences même s’il a fallu trouver un public. Toutefois cela sanctionne l’expertise de Monoquini pour aller repêcher des films invisibles, perdus ou devenus invisibles, des films intéressants ou importants. Sans orgueil ni prétention, j’ai la certitude d’effectuer un travail nécessaire sur le cinéma à Bordeaux et même en région Nouvelle-Aquitaine.
Mais qu’est-ce que Monoquini au fond ?
Tout sauf une programmation en continuum ! Plutôt un récit avec des œuvres, des lectures qui nourrissent des propositions en dialogue avec l’actualité.
Parmi les activités de Monoquini, Lune noire est devenue une porte d’entrée « grand public ».
Avant son actuelle forme, c’était un cycle consacré aux facettes obscures du cinéma underground, notamment new-yorkais. Ainsi, entre mars et juin 2008, à l’Annexe — encore un lieu disparu —, Lune noire a organisé 4 séances. L’objet, tout en obéissant au calendrier lunaire, a évolué face à la maltraitance du cinéma de genre, qui reste un lieu d’innovation, d’émergence de formes, de thèmes et d’expérimentations. En 2015, Lune noire entame une nouvelle vie, toujours sous la haute influence de la figure de Lilith, à la faveur de ma rencontre avec Mathieu Mégemont, que me présente Patrick Troudet, directeur du cinéma Utopia Saint- Siméon. Nous scellons notre pacte de voir ces films du troisième type, une fois par mois, sur grand écran avec Schizophrenia de Gerald Kargl, en septembre 2015. La reconnaissance du public et quelques moyens financiers ancrent le projet auquel contribue depuis toujours le graphiste responsable de l’identité visuelle Antoine Calafat. Sans oublier la précieuse participation de Julien Rousset, ancien collaborateur de Jean-Pierre Dionnet, passé par l’Institut Lumière à Lyon, et désormais responsable du cycle patrimonial Cinéma retrouvé.
Face à l’adversité, au manque de reconnaissance, comment garder intacte la foi ?
La combustion dans le fonctionnement. Je préfère souffler sur les braises tant qu’il y en a. J’ai fait un choix dicté par la passion, un métier de « passeur » selon l’expression de Serge Daney. Monoquini est un filtre. Mon regard est suffisamment mature et exigeant. Le cinéma offre la possibilité d’écrire un récit au long cours, film après film, voire film contre film. En tant qu’« art total », comme disait Jean-Luc Godard, le cinéma est un véhicule idéal, la synthèse parfaite, mais aussi un art du semblant permettant un retour au réel.
« Le cinéma nous aide à faire notre lit. »
Jean Eustache, extraite de La Maman et la Putain
Ma volonté d’ouvrir les fenêtres demeure intacte, je suis tout le temps animé par ce désir. Fi des contingences, je suis attaché à ma liberté même si je suis une personnalité ressource largement méprisée. Monoquini échappe aux radars. L’abandon des aides du CNC [Centre national du cinéma et de l’image animée, NDLR], en plein confinement au motif de la faible rentabilité, prouve que l’on a changé de paradigme. Cependant, Monoquini reste un lieu de rencontres, où l’on peut travailler sur les affinités. Monoquini, c’est une expertise sur une certaine idée et une certaine histoire du cinéma, qui ne sont pas souvent partagées tant sur le patrimoine que sur l’émergence. On ne sait pas situer Monoquini en raison d’un supposé « grand écart » entre des formes filmiques soi-disant opposées alors qu’elles créent une forme de narration secrète. Un regard éclaté et cohérent sur le monde.
Le 3 décembre, à Utopia Saint-Siméon, à Bordeaux, Monoquini célèbre ses 20 ans avec un midi-minuit. Est-ce bien raisonnable ?
Il eût été délicat de ne rien faire ici alors que Paris et Saint-Étienne nous ont offert des cartes blanches. Je ne mentionne même pas ce mois de programmation, en 2018, au Danish Film Institute. Ce midi-minuit constitue un long clin d’œil aux 632 artistes, auteurs, cinéastes, musiciens, performers, chercheurs invités (tous genres confondus) au cours de quelque 500 événements. Monoquini a 20 ans et le bel âge, ça se fête ! Le programme est en forme de bouquet filmique. Et je me suis dit : « Pourquoi ne pas tenter l’expérience du cinéma de quartier ? » En outre, il est toujours midi ou minuit quelque part sur terre, il y a toujours un projecteur allumé quelque part. C’est un crépuscule sans fin, un cinéma permanent, 8 films et 12 séances pensés comme une traversée des différents états du cinéma.
Super 8, 16mm, 35mm, vidéo, numérique, ce voyage résume la démarche de Monoquini tant dans sa diversité que son exigence. Enfin, le 3 décembre, c’est le jour de naissance de Jean-Luc Godard, qui aurait eu 92 ans, et à qui hommage sera rendu pour débuter ce midi- minuit avec la projection de The Old Place, 9e épisode secret des Histoire(s) du cinéma. Manière de saluer cette figure séminale du cinéma, qui a oscillé entre formes classiques et expérimentales, mais sans perdre de vue la dimension réflexive du médium qui permet de prendre conscience de sa matérialité. Cette programmation, « pointue, difficile et cohérente » selon Patrick Troudet, raconte une histoire.
Informations pratiques
Midi-minuit
Samedi 3 décembre, 12h-00h
Cinéma Utopia Saint-Siméon, Bordeaux (33)
GRATUIT POUR LES PERSONNES SE PRÉSENTANT EN MONOKINI !
Scratch Projection
Mardi 6 décembre, 20h30, Luminor, Paris (75)
Épisode 8 / Interstices d’une géographie en mouvement
Carte blanche à L’Abominable (en présence de Lucie Leszez et Stefano Canapa)
Mardi 13 décembre, 20h15
Cinéma Utopia Saint-Siméon, Bordeaux (33)
Lune Noire : The Neon Demon
Dimanche 18 décembre, 20h15
Cinéma Utopia Saint-Siméon, Bordeaux (33)
3 commentaires
Merci infiniment de mettre le projecteur sur Bertrand Grimault
c’est vraiment la moindre des choses …que nous puissions tous faire
pour le remercié ! . je ne connais personne d’aussi persévérant ,
face à l’adversité » Seul contre tous » .
Bertrand n’est pas uniquement un » grand Passeur »
il a aussi une âme puissante d’artiste , comme je n’en connais peu ! .
MERCI pour tout Bertrand Grimault . Amicales Salutations , Douzirec
24/09/24