LES PÉNINSULES DÉMARRÉES – Dans le cadre de la Saison France-Portugal 2022, la commissaire Anne Bonnin propose « les Péninsules démarrées » au Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, à Bordeaux. Une fastueuse exposition collective, conçue à la manière d’un panorama de l’art contemporain portugais depuis 1960.
À vrai dire, il est certainement plus facile de citer Cristiano Ronaldo, Bruno Fernandes, Diogo Jota ou Fábio Carvalho que l’un des 29 artistes à l’honneur des « Péninsules démarrées », cette vaste plongée dans l’art actuel de ce petit pays, qui jadis se tailla un des plus impressionnants empires. Paradoxal quand on connaît la haute tenue des collections de la Fundação de Serralves et du Museu Calouste Gulbenkian.
Aussi faut-il se précipiter pour apprécier la proposition d’Anne Bonnin, critique d’art et commissaire d’exposition, actuellement visible au Frac Nouvelle-Aquitaine MECA à Bordeaux. Elle présente par ailleurs jusqu’au 30 octobre « Modernités portugaises » à la Maison Caillebotte, à Yerres (91). Mue par l’envie de « faire découvrir des artistes de générations différentes », elle reconnaît que son geste, fort de 135 œuvres, prend l’allure d’un chemin fonctionnant par association quand il n’est pas volontairement digressif. Toutefois, on devine peu à peu les affinités et l’on distingue perspectives historiques et thématiques.
Un écho au Bateau ivre d’Arthur Rimbaud
Avec l’Estado Novo, débutant en 1933, le Portugal connaît l’un des plus longs régimes autoritaires du continent européen, mené d’une main de fer par António de Oliveira Salazar. Dictature qui ne dit pas son nom, censure, guerres coloniales (Angola, Mozambique), crise économique, exode massif, fuite de l’élite intellectuelle… le terreau est fertile pour des artistes en bute au conservatisme. Face au repli du pays, la résistance passe par la création, mais beaucoup, à leur tour, choisiront l’exil, notamment vers Londres et Paris.
Le titre de l’exposition, intrigant au possible, fait écho aux vers d’Arthur Rimbaud, extraits du Bateau ivre – « Je courus ! Et les Péninsules démarrées N’ont pas subi tohu-bohus plus triomphants » – car la géographie a son poids dans ce récit : une péninsule face à l’océan Atlantique, une invitation naturelle au voyage ; on parle tout de même du pays de Magellan !
L’un des plus impressionnants corpus, ici regroupé, est consacré au groupe de Poésie Expérimentale Portugaise. Unique véritable mouvement d’avant-garde dans le Portugal des années 1960 et 1970, lié au groupe précurseur de poésie concrète Noigandres fondé en 1952 au Brésil, il émane du mouvement international de poésie concrète ou visuelle.
Avant-garde fondée sur l’expérimentation, héritière des constructivistes russes, elle travaille le langage comme un matériau verbal, vocal et visuel, en se concentrant sur le mot, le libérant au passage de la syntaxe. Cependant, le PO.EX retournera également à la poésie ancienne, l’époque baroque en particulier.
Foisonnement de styles, de Manuel Alvess au duo Von Calhau!
La salle des artistes exilés à Paris fait la part belle à la figure méconnue de Manuel Alvess (1931-2009), dandy moustachu et jogger à ses heures, qui noua un rapport duchampien à la peinture, embrassant concret, conceptuel, hyperréalisme et mail art mais toujours dans le même format (pour des raisons économiques et pragmatiques).
Fascinant par ses relectures du symbolisme, de l’onirisme, du fabuleux et du mythique — l’influence d’Odilon Redon ? —, le travail de Jorge Queiroz alterne les échelles et les perspectives entre peintures de très grands formats et précieuses graphites sur papier.
Non loin, un florilège de Gaëtan (1944-2019) dévoile des autoportraits (graphites et encres sur papier), dont la mise en scène ne peut qu’interpeller le regard. Le plus savoureux étant que ses dessins, habités d’une indéniable fièvre, ont été exécutés contre l’habitude, à savoir de la main gauche alors que l’homme était droitier.
Plus proches de nous, les sérigraphies du duo Von Calhau! (Marta Ângela et João Alves) offre un foisonnement de styles et une diversité de motifs remarquables. Si les gestes de ces designers basés à Porto apparaissent certes contemporains, ils n’en demeurent pas moins liés aux pratiques séculaires de l’imprimerie.
Pense-bêtes phalliques et Piéta trompe-l’oeil
En vis-à-vis, les quatre blousons en cuir de Race d’Ep ! – inspirés du film de Lionel Soukaz et Guy Hocquenghem (1979) —, de João Pedro Vale et Nuno Alexandre Ferreira, avec leurs ornements, leurs broderies, leurs images,
leurs slogans et leurs accessoires érotiques, traduisent aussi bien une histoire souterraine du désir que les persécutions de la communauté homosexuelle jusqu’à la Révolution des Œillets.
Pense-bêtes phalliques d’Isabel Carvalho (Les Doigts du savoir) ; palimpsestes du Tintoret en version camaïeu, la série Marvel de Bruno Pacheco ; figuration narrative chez René Bértholo (1935-2005) ; Piéta trompe-l’œil de Francisco Tropa ; cartons de chapeaux d’enfants, évoquant le regretté Christian Boltanski, chez Armanda Duarte ; la libre circulation comme mot d’ordre dans un labyrinthe aussi riche que fascinant.
Marc A. Bertin
« Les Péninsules démarrées »
Jusqu’au dimanche 26 février 2023
Frac Nouvelle-Aquitaine MÉCA, Bordeaux (33)
www.fracnouvelleaquitaine-meca.fr
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